
L'INVITATION AU SUICIDE (Mode d'emploi)
BEST #207 (octobre 1985)
L'Invitation Au Suicide est bien la seule étiquette que tolèrent
les disques de ce très indépendant label Havrais.
Alors
que l'industrie du disque se prend la crise en pleine poire et que par
conséquent les grandes compagnies ne peuvent plus trop se payer le luxe
de tenter des sons nouveaux, le label indépendant. du fait de sa petite
structure, se retrouve du coup l'un des garants priviligié d'une évolution
musicale dynamique. Que l'on s'entende. L'idée n'est pas ici de balancer
un pavé dans la vitnne des multinationales. de dénigrer en bloc leur boulot
et leur rôle pour leur opposer l'image du petit producteur/distributeur
sympathique et innovateur. D'autres se sont déjà essayés à ce genre de
sport militant et y ont laissé de belles canines. Simplement. force est
de constater qu'aujourd'hui plus que jamais. le rock a besoin de passer
par de petites portes pour faire entendre ses diversités. On a suivi avec
jalousie l'expérience anglaise, où depuis la détonation punk la plupart
des nouvelles têtes sont passées par des labels indépendants en France
aussi le processus semble désormais bien enclenché. Et personne ne s'en
plaindra.
Un label indépendant tire pour une grande part son originalité de la personnalité,
de la couleur musicale de son manager. Boss banané pour label rockabilly,
patron BCBG pour label electropop, le chef du label havrais l'invitation
Au Suicide porte-il haute la crête iroquoise, des oripeaux noirâtres et
un crucifix ensanglanté en pendentif ? Au risque de briser les fantasmes
que n'a certainement pas dû manquer de susciter en vous le nom de son
label, Yann Farcy est un peu tout ce que les groupes dont il s'occupe
(Christian Death, Certain General, Play Dead, Jad Wio...) ne sont pas.
Notre homme s'habille "sport", est d'un abord jovial et manie même l'humour
à tous les degrés.
Pourquoi diable avoir choisi un nom pareil alors
?
Yann Farcy : Pour moi l'Art est nécessairement une
forme de suicide puisque prendre le risque de s'investir totalement dans
quelque chose revient à se mettre hors d'une certaine réalité. Se suicider
de la normalité de la société constitue peut-être une manière de se rendre
vivant. Cela veut dire aussi qu'il vaut peut-être mieux se suicider que
de ne pas se suicider.
Tu dis ça dans le sens "agir plutôt que de ne rien
faire" ?
La vie n'est pas toujours du côté où l'on s'attend
à ce qu'elle soit.
Ces propos pourraient facilement être pris pour
ceux d'un intello en socio un peu morbide, disons rapidement qu'il n'en
est rien Yann profère tout ça avec une malice dans le regard qui trahit
son humour.
Tu as quand même dû avoir des problèmes avec ce
nom, non ?
Oui on a eu quelques problèmes avec des administrations.
Mais on a aussi eu des réactions assez amusantes, comme cet Anglais très
chrétien qui m'écrivait de longues lettres pour essayer de me convaincre
de changer le nom pour l'Invitation Au Sacrifice qui a une connotation
plus religieuse. En fait le principal problème avec ce nom est de le contourner.
Tu as d'abord l'Invitation qui est une chose douce et ensuite le Suicide
qui est très dur; il faut en fait réagir par rapport à l'Invitation. Si
on avait voulu faire Batcave, on aurait appelé ça Suicide Sanguignolant
ou quelque chose dans ce registre.
Comment démarre-t-on un label ?
Au départ j'étais étudiant en histoire (il en a
gardé une passion déclarée pour tout ce qui touche les châteaux fortifiés,
NDLR). après ça j'ai fait quelques boulots à droite et à gauche mais je
n 'avais pas vraiment envie de continuer comme ça. J'aimais évidemment
la musique et quand j'ai vu Sordide Sentimental sortir leurs premiers
45t, je me suis dit: pourquoi pas ?
Yann, à Rouen à cette époque, était en contact avec
une multitude de fanzines inter-nationaux et recevait moult cassettes,
cela n'a pas dû lui être trop difficile de trouver un groupe prometteur
encore inconnu. Les deux premiers élus furent les combos anglais Storm
Bugs et Citizen UK.
J'ai eu la connection avec Citizen UK par l'intermédiaire
d'une petite annonce dans le NME. Je pense que c'est un groupe qui est
resté à tort inconnu car ils avaient deux ans d'avance sur Joy Division.
Au début je vendais les disques moi-même car il n'y avait pas de réelle
structure de distribution à ce moment-là, ce qui fait que j'ai du vendre
mille exemplaires des premiers 45t que j'ai faits; maintenant j'en ferais
beaucoup plus, surtout pour Citizen UK.
Pourquoi ne pas leur en avoir sorti d'autre ?
C'est qu'ils étaient autant amateurs que moi à ce
moment-là, leur truc était complètement éphémère; après ça ils ont disparu
de la circulation.
Ça c'était les premiers 45t, et le premier 33?
Le premier LP, ce fut une compilation de groupes
australiens, mais attention, pas les Australiens que l'on nous sert à
outrance ces jours-ci. Pour te dire j'avais appelé ça "Entrave et Etouffement"
(Rires. quand même !). Ça allait bien avec les paroles des groupes qui
parlaient de dioxyne, d'histoire d'amour entre mutants, ce genre de choses
sympathiques. J'ai voulu sortir une vision sombre de l'Australie en faisant
un parallèle avec leur cinéma qui a toujours un aspect très vide avec
une violence incroyable qui éclate tout à coup. Rien que le phénomène
de distance de l'Australie est très surréaliste. C'est comme tous les
faits divers qui nous viennent de là-bas, ils sont aussi très surréalistes
par leur violence. Ce que l'on attend maintenant des groupes australiens,
c'est une version fun, rock, psychédélique, le surf, les plages, ce n
'est que le bord du continent. J'ai voulu faire connaître son intérieur
Il faudra que je ressorte un jour cette compilation.
Ce qui me plaît chez lAS (et déplaira peut-être à d'autres), c'est que
le label fonctionne totalement par subjectivité et passion. Dire qu'un
disque qui ne plaît pas à Yann ne sortira jamais sur lAS est évident,
mais savoir qu'un disque, que tout le monde s'attend à voir sortir sur
son label, ne sort pas parce qu'il n'accroche vraiment pas est plus édifiant
sur la conception qu'il a de son travail. Ce travail ne s'arrête d'ailleurs
pas au simple choix d'un artiste, d'un studio ou d'uà producteur. Farcy
en parfait esthète, habille aussi les disques qu'il sort en concevant
les pochettes et parfois même en choisissant des textes qui les accompagnent
(ainsi toutes les pochettes de Christian Death).
J'avoue être assez fasciste dès qu'il est question
de pochettes, j'essaye toujours d'en avoir le contrôle totaL J'ai mes
visions des groupes en pochettes. Cela crée des cIashes avec certains
groupes qui n'aiment pas les leurs, mais comme je ne les pense jamais
au hasard, je peux toujours défendre mon point de vue. Le dernier problème
que j'ai eu c'était pour la pochette du Band 0f Outsiders ("Everything
Takes Forever"), Mark Jeffrey était vraiment contre. Il y a aussi des
gens qui m'ont dit qu'elle ne faisait pas assez rock. J'en discutais avec
Jérôme Soligny l'autre jour et il m'a demandé très justement s'il existait
une seule pochette de Roxy Music qui fasse rock. C'est une absurdité cette
notion qu'une pochette doit faire rock. Les problèmes que je peux avoir
avec les groupes au sujet des pochettes proviennent de ce qu'ils voudraient
y voir exprimer leur conception de leur musique, mais moi, à l'extérieur
de celle-ci, je mets parfois le doigt sur quelque chose qu'ils ne voudraient
pas déceler dans leur musique. Il arrive quand même que tout se passe
bien, comme pour Jad Wio qui m'a proposé une peinture orientaliste tirée
d'un ouvrage que j'étais justement sur le point d'acheter; là ily a carrément
connivence.
Pourquoi toujours accompagner les disques de Christian Death de textes
et de gravures, comme si leur musique ne se suffisait pas à elle-même
?
En
corrélation avec l'esprit CD et leurs textes j'ai voulu faire découvrir
des auteurs et des illustrateurs que les amateurs du groupe ne connaissent
pas forcément. Cela a aussi la vertu de demontrer que les angoisses que
peut avoir le groupe aujourd'hui, d'autres les ont déjà eues avant et
les ont exprimées autrement; on peut associer des oeuvres littéraires,
un rien classiques, avec du rock, tout peut donc se toucher et avoir un
rapport. En plus, un auteur comme Jean Lorrain colle très bien avec les
textes de CD qui sont souvent des jeux de masques, des histoires d'aveugles,
de difficulté de communiquer. Rozz, le chanteur, est certainement quelqu'un
qui a des problèmes de communication ; en ce moment il vit dans une communauté
dans le désert exactement dans les mêmes conditions qu'au Moyen-Age, apparemment
il est bien comme ça à 4 heures de route de San Francisco.
Comment s'est passée la rencontre avec Christian
Death et pour toi est-ce le groupe le plus important du label ?
Disons que c'est un des groupes qui vend le plus
de disques. La première fois que j'ai entendu leur album américain, ça
a été un sacré choc, j'ai aussi été très impressionné par les photos de
Rozz qui était à l'époque un personnage très inquiétant. Je continue de
croire que les paroles de "Only Theatre of Pain" sont de loin les plus
intéressantes. Ils avaient alors un côté un peu Batcave mais qui allait
beaucoup plus loin ; eux, ce n'était pas de la rigolade. Au début je m'étais
débrouillé pour avoir une licence pour sortir un album, je n'avais même
pas eu un seul contact avec le groupe. Puis ils se sont retrouvé sans
label et c'est là que j'ai envoyé le disque que j'avais sorti à Rozz qui
ne l'avait pas encore vu. Il s'est avéré être un fanatique de Max Ernst
(gravures et un admirateur de Lautréamont (textes), c'est comme ça qu'il
a décidé de faire le disque suivant avec moi. Là, c'est la pochette qui
a déterminé son choix.
Sont-ils en contrat avec toi, ou chaque disque se
fait-il un peu par hasard ?
En fait, je ne fonctionne pas vraiment avec des
contrats, un contrat peut toujours être rompu, c 'est un peu de la poudre
aux yeux. Il y a des groupes avec qui je travaille sans contrat parce
que je m'entends très bien avec eux. Ou alors on fait un contrat, mais
après la sortie du disque parce qu'il faut bien faire un papier, ça fait
plus sérieux. Les Américains eux, aiment bien tous ces trucs-là, moi je
préfère la parole donnée à un bout de papier, mais je suis conscient d'être
un peu anachronique par rapport au milieu en disant ça.
Aimes-tu tes groupes en concert ?
Je n'aime pas les concerts.
! ? ? ! ! (qui a failli en avaler son walkman)
Oui, je sais, les gens sautent au plafond dès que
je dis ça, mais je n'aime vraiment pas les concerts, je n'aime ni l'ambiance,
ni la foule, je ne peux pas juger correctement un groupe en concert. J'y
vais parce que je ne peut pas faire autrement, pour y voir mes groupes
car ils ne comprendraient pas que je ne vienne pas. Et il y en a que j'aime,
d'autres moins. Pour Christian Death c'est fifty-fifty, je crois qu'ils
sont encore un peu froids, c'est dû à la timidité de Rozz.
As-tu tes préférences parmi les disques que tu as
sortis ?
J'écoute
souvent les Christian Death. De nouveau j'aime beaucoup le Jad Wio ("Colours
In My Dream"), je les trouve superbes, travailler avec eux est un plaisir.
A la rentrée ils vont avoir un nouveau 45 qui à ce qu'ils m'ont dit devrait
s'appeler "Aubade à Simbad". Autrement en ce moment les Play Dead m'intéressent
beaucoup ; partis du Batcave ils sont en train de faire des choses très
rock. Sinon dans les choses à venir, j'aime beaucoup une version de "Mercenaries
Ready For War" de John Cale par CarCrash International. Mais tu sais pour
moi c'est presque impossible de définir les groupes que je sors, je trouve
absurqe ce pointillisme de l'étiquette. Pour te dire, mon groupe préféré
est Amon DüüI Il car ils sont (étaient) trois à chanter avec
des voix complètement différentes, tous les morceaux sonnent différemment
et pas un LP ne ressemble au précédent, va classifier ça!
Ce qui nous mène directement à une des playlists les plus
incongrues de l'histoire de ce magazine, jugez un peu : Yann Farcy a choisi
:
45t > Grock : 1990 Metal Sister (SF Records)
The Snivelling Shits : Terminal Stupid (Ghetto Records)
Metal Urbain : Panik (Cobra)
Mucky Pop (?)
Les Olivensteins : Fier de ne Rien Faire (Mélodie Massacre)
33t > Amon Düül Il : Tous ! (United Artists)
Roxy Music : For your Pleasure ((lsland)
Alice Cooper : Love It To Death (Warner Bros)
T. Rex : The Slider (Reprise)
The Velvet Underground : With Nico (Metro).
Georges DAUBLON
PS : Depuis les Christian Death se sont séparés : Valor a fondé The Ashes
of CD (le traitre !) et Rozz devrait entamer une carrière en solo, lAS
espèrant vivement se charger de sa diffusion discographique.
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